Observe le troupeau qui paît sous tes yeux : il ne sait pas ce qu'est hier ni aujourd'hui, il gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour, étroitement attaché par son plaisir et déplaisir au piquet de l'instant, et ne connaissant pour cette raison ni mélancolie ni dégoût.

Nietzsche, Considérations inactuelles, II.

Nous avons vu en cours que la faculté d'oubli était pour Nietzsche une condition de possibilité du bonheur, en tant qu'elle permet d'éliminer le ressentiment ou la peine issu d'un passé douloureux, pour ouvrir l'être au temps présent.

Alors, l'animal, attaché "au piquet de l'instant", ne serait-il pas le plus heureux parmi les heureux? L'homme devrait-il envier cet état de continuel présent?

Deux pistes de réponse :

1. Il faut prendre la mesure de ce qui sépare l'animal de l'homme, et pour cela s'attacher à la conscience. Si l'animal perçoit plus ou moins clairement les choses qui se présentent devant lui (à la différence de la pierre, qui ne perçoit rien du tout), il n'est pas pour autant capable d'effectuer un retour critique sur lui-même, en d'autres termes... Il n'a pas conscience d'être conscient. Il vit dans l'immédiateté, sans pouvoir vivre autrement. L'homme, lui, est capable de revenir sur ses impressions, et de les mettre à distance pour les réfléchir. C'est que nous ne vivons pas prisonniers de nos seuls instincts. De cette différence, s'ensuit que l'homme peut penser son bonheur, tout comme son malheur. L'animal, lui, reste prisonnier du corps (Nietzsche évoque bien le plaisir qu'il peut vivre) et ne peut connaître ni "mélancolie ni dégoût" puisque ces deux tonalités de la vie nous viennent non simplement du corps, mais de l'éclairage réflexif que l'on porte sur le passé ou le présent.

2. C'est oublier que la conscience, si elle fait naître la mélancolie, fait aussi naître l'allégresse. Si elle rend possible, par la faculté mémorielle, les regrets et les remords, elle est aussi ce qui permet d'imaginer un autre monde, un autre rapport à soi - pourquoi pas, plus heureux? et, de façon générale, ouvre à la création de soi. Envier à l'animal de ne faire que digérer et brouter, n'est-ce pas se faire une bien piètre idée des possibles humains?

A vous!

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